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Tolérances?!

Entre « Débattre » et « Abattre », trois lettres de l’épaisseur d’un journal, de la longueur d’une kalachnikov, de l’espace de deux univers : un infini. Un choc collectif aussi !

Confrontation de mondes ? Prémisses de guerre ? Crépuscule de l’occident ? Zemmour, Houellebecq, Le Pen et 50 chefs d’États, les églises incendiées en Afrique, les mosquées souillées en France, une marche : des images et des impressions, des sentiments entre crainte et colère, sécurité et liberté, la conviction d’autres attentats à venir, Verviers, Copenhague… Et déjà les prémisses de choses bien désagréables.

Comment ose-t-on, en effet, confondre en une même latéralité, l’assassinat de personnes et le contenu d’un journal, soit-il libertaire laïc, trotskiste et souvent ordurier ! Comment oser trouver chez les assassins – ces paumés de la vie – une grandeur religieuse, où la vengeance d’un dieu sacraliserait le sang versé, le deuil des familles. Double injure de penser ainsi, car d’une part, ce dieu serait bien petit en pareil moyen, et d’autre part, ses exécuteurs sont bien médiocres en semblable alibi. Et ce serait, en outre, oublier l’abattage de quatre juifs simplement parce qu’ils étaient eux, simplement parce qu’il était lui… comme ça ! Pour rien ! Pour exister de la manière la plus stupide qui soit. Andy Warhol annonçait que chacun voudrait son quart d’heure de célébrité… Avait-il pensé que d’aucuns l’obtiendraient de cette manière ? Tuer le Juif permettrait donc d’exister, de sortir de l’anonymat de petite frappe ! Que dire face à cette monstrueuse réécriture de : « Alors, tu seras un homme, mon fils ! »

Et cependant, au-delà de l’émotion, ces faits ont bousculé durablement l’Europe. D’aucuns de dire qu’il s’agit de notre 11 septembre, que ce 7 janvier 2015, un monde est mort sur les cadavres de la presse libertaire. Peut-être l’Histoire nous donnera la perspective. Par contre, il est certain que des questions fondamentales s’imposent brutalement. Tordons d’abord le cou à l’obscurantisme par nature que serait l’Islam. C’est oublier l’apport majeur des savants musulmans sans qui, des mathématiques à Platon et Aristote, en passant par la médecine, l’Occident ne serait pas ce qu’il est. Confondre en une même critique les salauds qui égorgent en Irak et Averroès, pour ne citer que lui , est d’une bêtise affligeante , aussi idiote que de confondre Himmler et Goethe, Beria et Dostoïevski, ou Torquemada et l’abbé Pierre. Tordons encore le cou à la tolérance qui serait renoncement à l’identité. La tolérance, ce n’est pas l’uniformité, c’est au contraire la préexistence des différences des individus dans la relation entre eux et à l’égard d’un bien commun que les Romains qualifiaient de Res Publica. Cette tolérance n’est ni complicité, ni lâcheté. Elle ne peut se résoudre à accepter l’inacceptable sans périr elle-même, car in fine, une absolue tolérance supposerait l’inexistence de lois, de règles, et dès lors, un monde hors la loi, un monde, où la tolérance n’aurait aucun sens, puisque chacun serait son seul législateur limité à la seule force de l’autre. Tout monisme s’inversant nécessairement en son contraire, la tolérance n’est que psychotique lorsqu’ elle perd sa dimension collective, et ne s’inscrit plus dans un contrat social. Un autre canard très boiteux : l’accusation de prétention européenne à se croire détentrice de valeurs qui ne seraient pas vraiment universelles, et parmi celles-là, la séparation entre l’État et le religieux. Curieux argument, fruit d’un totalitarisme religieux, qui se déclare lui-même et par essence universel, et trouverait ainsi en une Europe, elle-même universaliste,  un ennemi à même objectif d’espace global. Accusations croisées et sur même plan de prosélytismes, l’un laïc, l’autre croyant d’un projet mondialiste totalitaire, justifiant ainsi la confrontation.

Premier faux postulat : la conception de la séparation entre l’État et le religieux serait  moderne et européenne. Limitée à un espace et un temps, et donc très relative ? Elle ne saurait, dès lors être considérée comme une valeur universelle justifiant une légitimité. Relative et contingente, elle ne s’imposerait qu’à l’Europe et à sa vision d’elle-même… Ainsi, au nom de la Liberté, d’autres états seraient fondés à être théocratiques sans souffrir une critique qui ne serait que prétention européocentriste, voire projet impérialiste ? C’est oublier un peu vite qu’une des premières traces de la séparation du séculier au religieux relève d’une parole prêtée à Jésus, rabbin juif, fils de Dieu ou prophète, selon que l’on se réfère à l’une des trois religions du Livre : « Mon royaume n’est pas de ce monde… Rendez à César, ce qui est à César… » Sont des phrases qui doivent résonner comme un avertissement… Et que je sache, ce texte n’est ni européen, ni récent. C’est aussi oublier l’adage de droit romain « Deorum offensae diis curae ».  C’est également oublier la Charte fondatrice de l’ONU, le Pacte de New York et l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Là encore, il serait un peu court de n’y voir que l’expression d’une sensibilité particulière à l’Europe moderne.

Deuxième faux postulat : l’impérialisme laïc européen. La logique et la foi viennent au contraire au secours de la nécessaire neutralité de l’État séculier. Car tout aussi nécessairement, le fait religieux a besoin de cette neutralité de l’État pour se réaliser. Si l’acte de foi ne peut être contraint à peine de perdre sens, si l’adhésion à une croyance n’a de réalité que dans l’expression d’une liberté, alors faut-il cet espace de liberté qui authentifie le choix. Sans la liberté du « non », sans un contexte de possibilités, la conviction religieuse relève, soit de la contrainte, soit de l’évidence culturelle. Elle perd, dès lors, tout sens, puisqu’elle devient le fait du collectif humain et en aucun cas n’émanerait d’un dieu transcendant. Ainsi la neutralité de l’État, la laïcité de l’État, est la condition nécessaire à l’existence même d’une croyance authentique, car sans choix, le doute au moins subsiste sur la sincérité. Il convient de faire crédit au croyant authentique et de le respecter, en ce qu’il entend que sa conviction lui soit reconnue comme propre, libre et transcendante, et surtout non imposée par un pouvoir temporel.

A l’absurde, imaginer cinq secondes que l’État serait le bras armé de toutes les religions dans un traitement égalitaire,  suppose que soient imposés tous les interdits religieux de toutes les religions et de même manière à tous. La conjugaison de la multiplicité contradictoire des interdits rendrait toute vie impossible : plus de nourriture animale, interdiction d’activités les vendredi, samedi et dimanche, interdiction du sang par les uns, de l’alcool par les autres, du miel par d’autres encore, des moteurs par certains , prohibition de l’homosexualité, des relations de fait, de certains vêtements pour certains, d’autres par d’autres, barbe obligatoire et interdite, permission de polygamie ou de polyandrie par les uns, obligation de monogamie par les autres, fin de la mixité scolaire, géocentrisme, créationnisme… et j’en passe. Chacun venant avec ses interdits et réclamant même respect imposé aux autres par cet État, la situation serait tout simplement impossible. Il faudrait donc que l’État choisisse et porte in fine une seule vérité religieuse. On le voit immédiatement, l’État gardien du religieux ne peut être que théocratique et ne pourrait être porteur que d’une seule religion… d’État. A l’inverse, l’unicité sociétale autoritaire incarnée dans une pensée unique laïque qui se voudrait seule vérité « transcendante » a montré des goulags aux rizières cambodgiennes, tout son danger. Le sacrifice des libertés au bénéfice d’une paix civile a toujours été une catastrophe. L’État ne peut être porteur de vérité nouménale ; il doit être neutre. Ainsi, la justification d’une confrontation entre un monde mécréant et un monde religieux manque en raison : les plans sont différents.

Autre canard : la liberté d’expression serait à géométrie très variable.
Dieudonné- Charlie Hebdo, même combat ? La liberté pour l’un, le tribunal pour l’autre ? Injustice flagrante, criante et révoltante ? Preuve de ce que l’islamophobie se déguise sous les oripeaux des Valeurs de la République et justification d’une lutte violente envers l’État et ses agents oppresseurs dont les médias ? Que voilà une seconde infamie.
Faire de Charlie Hebdo, un agent de l’État et un suppôt de l’impérialisme islamophobe est une idiotie que seuls des crétins en mal de pseudo justification peuvent revendiquer. Mais alors, où serait la légitimité de cette différence de traitement entre les expressions de liberté d’opinion de l’un et de l’autre ? Où seraient la légitimité et la cohérence ? Première réponse : la Loi. L’apologie du racisme de l’antisémitisme et de la xénophobie sont interdits, pas le pamphlet blasphématoire. Mais cette réponse de droit positif porte en elle une accusation plus profonde, celle de la discrimination législative envers une communauté. Ainsi, la loi serait à géométrie variable, disant le bien et le mal au préjudice de l’un et au bénéfice de l’autre, en ignorant volontairement les blessures d’une communauté qui se sent insultée et non protégée. Pourquoi, comme ailleurs ou comme anciennement chez nous, le blasphème ne serait-il pas à nouveau interdit ? Pourquoi cette apparente différence du souci de la loi, y aurait-il des citoyens moins méritants, des convictions moins respectables ? La réponse s’impose : car la loi ne peut pas, ne doit pas et doit s’interdire à tout jamais de régir la liberté de conscience, liberté bien plus fondamentale encore que la liberté d’expression, dérivée de cette première. Le racisme ne relève d’aucune religion, pas plus que le négationnisme ; par contre la valeur de l’image du Prophète, le respect du Christ vivant, de la virginité de Marie, oui. Voilà la différence. La loi prohibe des comportements humains entre humains, mais s’interdit de régir le rapport singulier entre le citoyen et sa croyance. Pour être kantien, Dieudonné tient un discours phénoménal, tandis que le blasphème n’a de sens que nouménal. L’image du prophète n’est sacrée que par la croyance lui portée : imposer ce « sacré », c’est convertir de force. Par contre, une loi réprimant l’expression justifiant l’homophobie, le racisme, le sexisme ou le négationnisme, entend régir les rapports interhumains, et reste dans la sphère des relations entre humains. Tel n’est pas le cas du blasphème qui s’adresse à Dieu et se définit exclusivement comme un outrage à la divinité ou ses représentations. C’est donc le rapport à Dieu que le blasphème impose, rapport qui présuppose l’existence de Dieu, car il ne pourrait y avoir d’outrage contre le néant. Kant a démontré l’absurdité d’une telle démonstration.
La question de la liberté d’expression de Dieudonné n’est donc pas sur le même plan. On peut, à l’instar du concept anglo-américain, considérer que la parole doit être plus libre et que le curseur européen est trop restrictif, mais comparer l’absence de l’infraction de blasphème à l’interdiction de propos négationnistes est un non-sens logique et une méconnaissance de la nature différente des causes.

La liberté d’expression de Charlie Hebdo échappe, dès lors, à la loi civile, lorsqu’elle s’adresse au noumène par une caricature, et cette liberté ne pourrait d’ailleurs être à ultime examen  combattue, que si l’on s’attaque à son fondement, c’est-à-dire la liberté de conscience qui permet la liberté de croyance… ou de non croyance. Dire le « quoi croire »  est l’ultime crime d’une loi contre l’humain et, paradoxe des paradoxes, l’ultime menace contre les religions. Ainsi, en appelant à régir le respect, et l’adhésion même passive, à l’une ou l’autre religion par la réintroduction d’une loi sanctionnant le blasphème, les demandeurs en appellent à la protection de l’État, et exigent l’immixtion de la puissance publique séculière dans le fait religieux. Agissant ainsi, la loi civile sera contrôle, non seulement de l’expression, mais nécessairement de la liberté de conscience. Cela veut dire que l’État devra être théocratique, car il ne peut sanctionner que dans l’affirmation préalable de l’existence de Dieu.  Cela veut aussi dire qu’une seule et unique religion sera LA religion de cet État, car la pluralité de vérités religieuses monothéistes ne peut coexister comme évoqué plus haut. Il faudra en effet choisir et dire si contester la résurrection du Christ est un crime ou pas. En cela, vae victis à ceux qui n’auront pas la « bonne » religion,  et bienheureux  ceux qui seront sacrés détenteur du vrai dieu, unique par définition. L’État défendant l’Islam ou la Chrétienté, dirait ce qui est acceptable ou pas au sens du religieux ; est-ce vraiment cela que les croyants souhaitent, une religion d’État ? Aussi, et nécessairement, le crime de blasphème étant réinstauré, ses cousins comme l’apostasie, le sacrilège, l’impiété et l’hérésie viendraient le rejoindre juste avant l’athéisme, enfin le crime de magie et sa bonne odeur de bûcher se joindront à l’autodafé des libertés de tous. Le XXIème siècle aurait alors dépassé la vision prêtée, semble-t-il à tort, à Malraux, et ne serait plus que confrontations entre religieux absolutistes. La leçon de l’athée Voltaire serait alors définitivement oubliée lui qui, dans son Traité sur la tolérance citait un Père de l’Église, Saint Justin : « Rien n’est plus contraire à la religion que la contrainte. »  Sans cette liberté, le pari de Pascal est impossible,  sans cette liberté, le cri de Nietzsche devient un crime.
Voilà l’urgence, voilà la légitimité du combat et même d’une guerre…  « S’il fallait plus que des mots » comme le chante Goldman, superbe avocat juif d’allemands perdus qui avaient cru à l’avènement pour mille ans d’une société monolithique et pacifiée au prix de leurs âmes : « Né en 17 à Leidenstadt ». L’État civil au sens de séculier, extérieur et neutre, par nature et devoir, face à la question religieuse, respectueux et garant de toutes les convictions, y compris de l’absence, est donc la seule réponse possible à l’existence pacifique des religions et à l’authenticité de la croyance, à la liberté des opinions , à la liberté des cultes et à la liberté des expressions, d’association…bref aux libertés humaines et au rapport à Dieu. Ces libertés nées en 1789, reconquises sur les ruines d’Auschwitz, fondatrices de cette Europe enfin pacifiée sur les cendres d’innombrables Verdun, justifient la plus grande vigilance. En cela athées, croyants et agnostiques ont même intérêt, même combat.

Voilà pourquoi je « Suis Charlie ». Non pas pour leurs convictions politiques, ni pour leur apologie pornographe, ni encore pour leur humour franchouillard parfois, et même souvent, à l’odeur de fosse d’aisance, ni même pour les talents évidents, les rires de l’esprit et les baffes salutaires,  mais parce que la liberté se mesure à la marge, que tuer Charlie, c’est commencer une longue agonie de renoncement, de sécuritaire, d’obscurantisme et de lâcheté. Parce que tuer « Charlie » est un coup d’état qui vise nos libertés, et que la réponse de Guantanamo me fait plus peur encore. Parce que Dieu, s’il existe, n’a besoin ni de loi ni de martyrs. Parce que confondre l’état de droit et l’ordre public avec une croyance, qu’elle soit ou non majoritaire, c’est à terme ouvrir les portes de l’Enfer, de la censure préalable, de nouvelles Saint-Barthélemy, à l’Inquisition ou au NKVD,  c’est la fin de l’état de droit et de la démocratie, c’est l’effacement de Darwin et Copernic, c’est l’assassinat de Montesquieu, de J. Locke, de Voltaire, de B. Franklin et tant d’autres, de Bouddha à Confucius, de Jaurès à De Gaulle.  Parce que le seul moyen de respecter la conviction de chacun, c’est d’interdire à la loi de s’en mêler. Parce que tuer lâchement des humains sans défense restera , ici comme ailleurs, une abjection aux yeux de l’Humanité tout entière, et je l’espère, du Dieu que ces pauvres types ont osé invoquer à l’appui de leur crime déjà trop lourd, en ultime médiocrité n’osant porter seuls leurs actes, en premier otage de leurs responsabilités… fondant ainsi le seul et vrai blasphème… s’Il existe.

Yves Demanet
Avocat