Curieuse question qui sous-entend que la Culture se dissiperait par diffusion. Ainsi, il n’y aurait de Culture que discrète, concentrée et réservée, pour tout dire censurée ? La Culture serait l’apanage d’une élite, un privilège de caste, dont le partage emporterait l’anéantissement un peu comme ces mésalliances de l’Ancien Régime, qui détruisaient par dilution le patrimoine du lignage. Patrimoine et culture sont en effet, à ces points proches, que l’on parle de « patrimoine culturel », de « patrimoine immatériel », comme on parle du droit de propriété. « Propriété » implique que l’objet soit à quelqu’un et pas à un autre ; il y a là, à la fois l’exigence d’attribution personnalisées et l’exclusion de l’autre. La « culture » est d’ailleurs dans notre Constitution, une « matière » personnalisable. Ainsi, en serait-il de la culture comme de la propriété : un droit personnel et individuel qui s’éroderait dans la diffusion, comme la propriété s’affaiblit dans son démembrement.
Curieuse attitude, également, qui participe d’une peur millénaire, la même qui imposa aux druides de condamner la pérennité de leur savoir par l’exigence stricte de l’oralité, ou aux mayas d’inventer une écriture sacrée et secrète au prétexte de la nécessaire confidentialité propre à maintenir la qualité, la même qui aussi dénonça l’avènement de Gutenberg, et présida à la création de l’enfer, lieu où les livres « interdits » étaient enfermés pour protéger les âmes faibles. Ainsi, et à nouveau, la diffusion de l’information et du savoir emporterait outre sa fin, un péril voire un danger. Cette fois, ce n’est plus l’écrit, ni l’imprimeur, mais le net qui symbolise le nouveau moloch de la culture.
De quoi parle-t-on ? Puisque l’exercice repose sur Wikipédia, autant reprendre sa définition : En sociologie, la culture est définie comme : « ce qui est commun à un groupe d’individus et comme ce qui le soude ». Ainsi, pour une institution internationale comme l’UNESCO: « Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels , intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vies, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ». Ce « réservoir commun » évolue dans le temps par et dans les formes des échanges. Il se constitue en manières distinctes d’être, de penser, d’agir et de communiquer.
En quoi le Net serait-il ennemi de la culture ? Et pour citer Nicholas Carr : « Internet, rend-il bête ? ». Le constat s’impose, la génération internet connait une révolution comparable à l’avènement du livre ou de l’écriture. Plus rien ne sera « comme avant », et comme le dit Philippe Lambert : « Nul ne peut prédire aujourd’hui vers quels rivages, le Net et ses moteurs de recherche, vont entrainer la cognition humaine et ses substrats neuronaux ». On ne peut, dès lors, que constater l’explosion jamais égalée de l’information par ce nouveau média. Je dis bien « information » et non « connaissance » ; confondre les deux serait évidemment erroné. Je puis lire Platon sans le comprendre ; la connaissance, c’est l’appropriation personnelle d’un savoir et la conséquence critique d’une information reçue ou recherchée. Si l’information peut être subie, la connaissance procède d’une démarche personnelle, volontariste et critique ; elle est exigence de qualité et de rigueurs, comme le rappel Alain Finkielkraut. En cela le Net, moyen d’information, de conservation et de diffusion, est aussi un lieu de partage des connaissances et donc, d’accroissement de celles-ci, pas plus ou moins fiable que le livre, sauf à me prouver qu’il n’a jamais été écrit que la Terre était plate et que l’atome était indivisible. Il nous faut donc tordre le coup à la critique qualitative de l’information ou de la connaissance par le net. Ce média n’est certes pas moins fiable que le livre ou la tradition orale. Le net est tout aussi faillible que tout œuvre humaine… et la propagande y a sa place, comme dans tout outil médiatique. La question me semble se poser autrement : le Net, par la saturation d’informations, n’est-il pas en train de détruire l’accès à la connaissance, et dès lors, à la culture ? Un peu comme ces autoroutes du 31 juillet où il y a tellement que plus rien ne passe ? N’est-il pas destructeur de cultures par engorgement plutôt que par dilution ? Internet nous rend-il « bêtes », au sens qu’il nous déshumanise et nous renvoie à l’animalité, à la bête, par privation de culture ?
Opposer Culture et diffusion, a-t-il un sens ? Considérons en premier que l’information est en soi un élément culturel. Dès lors, supprimer l’information, c’est aussi supprimer « de » la culture, en tout cas une de ses composantes. Admettons cependant que la diffusion d’un élément culturel, voire d’une culture, pose question. Le Carnaval de Binche, est-il moins authentique depuis que les japonais le connaissent par le net et le théâtre ? Non ! Est-il plus accessible à nos esprits occidentaux depuis qu’il a même visibilité ? Comme si l’authenticité, laquelle par ailleurs, avait à se cacher pour vivre et survivre. Comme si cette culture authentique devait nécessairement se protéger pour exister ? Et pourtant, personne ne contesterait que le « mondialisme » a parfois été un tsunami culturel ; voir un papou avec un GSM boire du coca et porter un t-shirt à l’effigie d’une starlette hollywoodienne, produit un sourire ambigu et pose questions ? Qu’est devenu « Notre » vrai papou ? Et le papou, a-t-il droit au GSM sans cesser d’être papou ? Ai-je un droit sur l’authenticité de « mon » papou, et a-t-il un devoir, envers lui-même et les autres dont moi, de rester un « vrai » papou ? Qu’est-ce que être un « vrai » Papou (ou flamand) ? « Faire l’américain », est en soi un reproche et une mise en garde, car copier c’est cesser d’exister, et le « french kiss » est aux USA, quelque chose d’exotique, un peu pervers, « qui ne se fait pas ici ». Il y aurait donc à être authentique dans le lieu authentique, car personne ne reprochera à l’américain d’être américain aux USA. Le français, doit-il nécessairement pour exister, porter un béret basque, boire du vin et manger de la baguette ? Ces « caractéristiques », caricaturales faut-il le dire, lui sont-elles à la fois réservées et exigées en France? Cesse-t-il d’être français s’il porte un chapeau ? L’authenticité « nationale », c’est quoi, sauf un gigantesque flop politique ??? La réponse est simple pour le chapeau, mais pour la langue ? A quel degré de connaissance de la langue peut-on être de culture française et quand la perd-t-on ? Un muet a-t-il une culture ? Et un sourd ?
Collectivement cette fois, y a-t-il une masse critique culturelle, une limite intangible sous peine de mort de cette culture ? Sans doute, car les exemples foisonnent de cultures disparues à jamais. Ceci pose une autre question : quand l’échange culturel devient-il destructeur, et jusqu’où reste-il enrichissement partagé ? Certes, le pot-au-feu n’est pas mis en péril par le hamburger mais… Paradoxe en soi qui voudrait que la culture, pour vivre et survivre, devrait être hermétiquement close et partant immobile. Si l’inné s’oppose à l’acquis, le biologique à la superstructure du marxisme, alors comment admettre que cette même culture devrait être plus immuable que le pré-acquis qui ne l’est pas ? Comment penser que la conséquence précéderait la cause, que le produit serait plus fondamental que l’origine ? On le voit, cette position n’a aucun sens et démontre à l’évidence l’inanité des thèses racistes qui voudraient faire de la culture l’enfant unique et jalousé de données biologiques « réservées » à un groupe.
D’un autre côté, le choc des cultures produits par leur rencontre, n’est pas en soi porteur du meilleur, loin s’en faut ? Le génocide indien et ses 14 millions de morts, n’est-il pas la démonstration qu’une culture peut être assassine, et que sa diffusion peut fonder un crime collectif ? Hors la question objective du « choc », une culture, peut-elle être moralement supérieure à une autre ? Faut-il poser la question de la « valeur » d’une culture, comme ce fût le cas dans le débat politique français en cette année ? Si la réponse est confortablement négative, est-on si certain que toutes les cultures méritent égal considération ? La « culture » djihadistes diffusée sur le net, n’a-t-elle aucun sang sur son écran ? Faut-il « respecter » l’infibulation, l’excision, la lapidation, et si l’on parle de « tradition » comme justification ontologique, alors pourquoi condamner l’esclavage ? « Respecter » l’identité culturelle, c’est aussi se demander s’il faut ou non vacciner les indiens d’Amazonie, interdire aux Inuits de manger des bananes et réserver les pizzas aux porteurs d’un passeport italien, le tout au motif du respect d’authenticité. C’est aussi saluer sans réserve la zaïrisation, réponse brutale à la perte d’authenticité culturelle. Ne faut-il pas alors créer des barrières, des « protections » pour permettre des développements autonomes et séparés, « préservés car authentiques, authentiques car préservés » ? Parmi les réponses, on trouvera deux familles parfaitement opposées : l’apartheid et les réserves indiennes, soit la famille ségrégationniste. L’autre a été l’assimilation jusqu’à l’absurde, et l’on se souvient du « nos ancêtres, les gaulois », appris par des générations d’écoliers africains. L’assimilation, c’est créer une seule et unique culture qui évite tout conflit, toute remise en question. On relève immédiatement que ce mythe porte en soi sa mort, puisqu’il faudrait en plus que cette monoculture soit parfaitement codifiée et intemporelle, ce qui est contraire à la nature humaine. La pseudo malédiction de la Tour de Babel n’apparait que parce que les Hommes vivent et se construisent ensemble en modifiant le monde réel, c’est le rapport conscient de l’Humanité au Monde qui condamna à la pluralité. Ainsi la Tour de Babel et son maudissement de multi culturalités peut se lire comme la définition même de l’essence de l’Humanité qui ne peut être que multiple et complexe et partant conflictuelle. C’est dans le conflit que l’anathème réside et non dans la pluralité. Alors, entre la préservation des authenticités au prix de la censure et de l’apartheid et la vision univoque et globale au prix de l’écrasement et de l’anéantissement, y a-t-il, comme dit Aristote, à chercher le vrai dans le milieu ? Et qui sera cet arbitre ultime du juste milieu ? Allons plus loin ; y a-t-il des cultures qui doivent disparaître ? Si l’excision et la lapidation sont culturelles, si le nazisme l’est tout autant, alors poser la question, c’est aussi poser la question du jugement moral d’une culture par une autre, de sa légitimité au combat et à la victoire. N’est-ce pas une définition moderne de la censure et le postulat de la supériorité d’un nouveau maître culturel ? Où se trouve alors la justification de cette valeur qui fonde sa supériorité? On me répondra « Droit de l’Homme »… Comme si ceux-ci n’étaient pas culturels ! Il y aurait donc un impérialisme légitime et bon ??? N’est-ce pas le risque totalitaire du concept de transcendance horizontale en aval, développé par Luc Ferry? J’imagine sans peine ce que mon ami F. Nietzsche aurait dit de cette nouvelle idole.
Quoi de plus « culturel » que la langue ? Nos amis, presque voisins flamands, l’ont bien compris, eux qui en font un combat d’existence au quotidien, pas plus illégitime que celui de nos cousins québécois. Mais d’autres ont même préoccupation au sein même de la langue, et c’est un combat de même nature qui ferait réserver le monopole du « vrai » français à l’Académie, et railler celui de Renaud : péril intérieur ou extérieur de la langue, péril pour et de la culture, péril de « notre » identité, et donc péril pour nous-mêmes. « Peur » et « Péril » étant sœurs, on voit immédiatement que la Culture serait alors source de peurs, de nécessité de protection, de défense voire d’attaques préventives. Curieux paradoxe qui voudrait que la Culture, au lieu de nous éloigner de la barbarie, appelle ce qu’il a de plus violent en nous. Revanche de J.-J. Rousseau pour qui seul le sauvage était « naturellement » bon, opposant définitivement ainsi une nature bonne à une culture par essence mauvaise et source de tous les malheurs de l’Humanité.
Et pourtant J.-J. Rousseau lui-même en convient : il n’y a pas d’Humanité sans culture, comme il n’y a pas d’Histoire sans écriture. Si la distinction entre l’animal et l’humain se fait dans la liberté du choix absurde, si le mot « culture » ne suffit pas depuis que les éthologues ont démontré l’existence de cultures dans le monde animal, encore retiendra-t-on que la culture appartient aussi à l’Humanité et la fonde aussi dans son essence, soit elle partagée par d’autres vivants. La pirouette de passer au concept de « civilisations » n’y change rien.
Ainsi, l’être humain n’existerait pas en soi, car il peut exister sans Histoire, mais ne peut s’imaginer sans sa culture.
L’Humain est donc nécessairement culturel.
Cette identité culturelle différentiée serait donc la carte d’identité commune à l’Humanité. De forme, de langue, de taille différentes, la carte d’identité culturelle, propre à chacun, mais partagé dans un groupe défini ou définissable, serait propriété et définition de l’individu, bref son « identité » au sens plein du mot.
Seuls compteraient « en humanité » des personnes à culture définitivement déterminée, à la culture spécifique et identifiable, un homo culturalis en danger d’extinction, dès que son culturalis spécifique disparait. D’aucun l’on pensé : « Mourir oui, mais en gentleman », dit le héros de l’époque victorienne, persuadé d’avoir atteint le summum de la perfection de l’Humanité par « sa » culture. S’identifiant par elle, le même héros voit « sa » culture dépasser sa propre finitude. Elle le fonde et le transcende. Le kamikaze l’est, car renoncé à sa culture est pire que mourir, c’est trahir sa vie en trahissant les valeurs culturelles du groupe par lequel il s’est vu attribuer une « identité »… Dès lors, trahir ses valeurs, c’est n’avoir jamais existé, puisque ce serait nier sa propre identité. N’en déplaise à Sartre pour qui l’existence précède l’essence, et qui aboutit à faire des autres, l’enfer de l’individu comme si l’être humain pouvait exister hors groupe, hors culture. Ainsi, la question de la culture d’un individu est la question même de son existence, lui retiré celle-là, revient à lui ôter celle-ci. Dans ces conditions, comment ne pas en mesurer toute son indépassable importance. Et s’il n’y a pas de « race », il y a donc des « cultures » qui se combattraient plus surement encore pour éviter tout mélange « culturicide ». Ainsi, existerait-il des fronts culturels, des frontières, parfois linguistiques, à défendre et à sauvegarder au péril de l’anéantissement : un « chacun sa culture » salvateur et nécessaire à l’existence même de chacun. N’est-ce pas déjà le cas ? Si les religions sont des faits culturels, l’Histoire nous donne la démonstration des chocs parfois sanglants, parfois génocidaires. Les combats culturels ne sont pas que religieux loin s’en faut, car c’est bien de culture, dont il est question entre Uttus et Toutsis, du sac de Nankin au ghetto de Varsovie, de l’Arménie aux millions d’afro-américains. Et c’est bien de culture, dont on parle lorsqu’une jupe un peu courte se fait traiter de « traitre à sa race ».
Mais dans une société donnée, comment permettre alors à des cultures, ou sous-cultures, peu importe, de coexister pacifiquement ?
La question connait une réponse dans la stratification, plus ou moins hermétique, d’une société. Chaque communauté reste « chez elle » et édicte ses propres règles. Ce communautarisme dénoncé en France, a reçu le meilleur accueil en Belgique, au point d’établir des gouvernements politiques de communautés culturelles. Le problème réapparait alors dans deux nouveaux contextes. Le premier dans le choc entre les communautés. La frontière, la ligne de front autrement dit, s’est simplement déplacée de l’individu au groupe. Le second à l’intérieur de la communauté où des sous-communautés revendiquent même respect et même autonomie par rapport aux autres sous-groupes, qu’ils soient religieux ou autres. Ainsi, le piège se referme et les têtes de l’hydre repoussent toujours plus nombreuses. On le constate, de l’individu à l’Humanité, la question culturelle est une poupée russe.
Ne faudrait-il pas alors souhaiter une seule et unique culture mondiale, une unicité culturelle humaine universelle qui apporterait paix, bonheur et égalité ? Une sorte d’espéranto culturel ? Ainsi, revient au débat la thèse de la monoculture. Poser la question, c’est y répondre. Seule une dictature mondiale absolue, pire que tout ce qui a été imaginé jusqu’ici, serait à même d’imposer un tel totalitarisme par vocation éternel : la fin de l’Histoire chère à Hegel ! Et pourtant voilà aussi le rêve maudit du paradis sur terre que professent des croyances se revendiquant de l’œuvre de Dieu, tant la mission est par nature surhumaine. On y trouve encore des idéologies politiques aux carnages les condamnant définitivement face à l’Histoire déifiée qu’elles revendiquaient. Ces « pestes », comme disait Camus, jalonnent l’histoire. Faut-il alors maudire la culture plus surement que toutes les idéologies, toutes les religions et appeler à son anéantissement ? Pol Pot avait-il raison ; le mal serait dans la culture qu’il faut anéantir pour libérer l’Homme Nouveau. L’absence de culture serait alors paradoxalement « La » culture universelle pacifique et pacifiée ? Au royaume des fourmis, il y a longtemps que l’on a adopté une telle sagesse ! « Seul le collectif compte » disent les Borg et d’ajouter : « Vous allez être assimilés, toute résistance est inutile ! »
Wikipédia grand anéantisseur des cultures ? Pas plus que l’Ecriture et le Livre Imprimé.
Yves Demanet
Avocat