Plaisante allitération qui pose une des questions fondamentales de notre Humanité.
Qu’on en juge plutôt.
En Amérique du Sud, dans les régions baignées par l’Amazone et ses affluents, il existe de grands élevages de bétails en semi-liberté.
Lorsqu’il convient de regrouper les troupeaux, de les déplacer, il arrive que les cow-boys aient à traverser l’une ou l’autre rivière. Peu profondes, celles-ci sont parfois infestées de piranhas, petits poissons carnivores vivant en banc. Pour garantir la traversée, on pousse alors dans l’eau à quelques dizaines de mètres du lieu de passage, une vache choisie à raison de sa maladie ou de sa vieillesse. Ce sacrifice permet au troupeau de traverser en toute sécurité, tandis que la bête se fait dévorer entièrement en une vingtaine de minutes.
Sentiments mêlés de malaise et de cruauté face à ce « spectacle », et pourtant les piranhas n’ont pas moins le droit de vivre que les vaches et le fermier, qui n’est pas responsable des piranhas, veille bien légitimement à son troupeau et à ses intérêts financiers. Que ne dirait-on pas si d’aventure, pour protéger ces vaches, l’éleveur venait à empoisonner la rivière et à exterminer lesdits poissons ! Economiquement et écologiquement, la méthode est parfaite : elle respecte la nature, participe de la sélection naturelle, ne commet aucun anthropocentrisme pleurnichard. Il n’y a pas non plus à redire sur les acteurs humains ; ils n’ont pas plaisir à sacrifier une de leur bête et n’ont certainement aucune sympathie pour les poissons carnivores. Il y a certainement moins à dire à agir, ainsi qu’à livrer en champ clos une bête à l’estoc du toréro. Quant aux piranhas, ceux-ci ne sont ni « méchants » ni « cruels », et la vache n’est pas « innocente » et plus digne de respect ou d’intérêts que ceux-là. On pourrait même parler de symbiose, d’impôt payé à la nature, d’équilibre… Sauf à tomber dans un animisme modernisé, cette nature, qualifiée un peu vite de « mère » par certains, n’est ni mauvaise ni cruelle, elle « est » tout simplement. (1)
Devant l’agonie de l’animal, sa souffrance, le bouillonnement du sang et des eaux mêlées, il n’y a pas à porter de jugement de valeur.
Et pourtant , sauf maladie mentale ou psychopathie avérée, qu’il me soit permis de penser que la plupart d’entre nous ne peut s’empêcher de concevoir un sentiment de révolte et d’injustice face au sort de la vache !
Convenons d’abord que l’attitude du troupeau nous interroge. Evidemment les vaches sont guidées et ont peu de choix, mais comment peuvent-elles ne pas réagir face à la situation ? On me dira qu’il s’agit de vaches, qu’il y a peu de syndicats chez elles et que la solidarité est un concept humain. Ici s’arrêterait la métaphore ? Double erreur. L’éthologie nous enseigne le contraire et il y a profusions d’exemples où des animaux affrontent « solidairement » un prédateur, des conditions climatiques adverses voire se sacrifient pour sauver un petit. D’autre part, croire que la solidarité humaine nous soude et nous réunis face à l’horreur d’un drame, qu’il soit naturel ou pas, est d’une naïveté facilement terrassée par l’Histoire et l’actualité. Je répondrai qu’il n’y a pas que des vaches à Alep et l’abondance des silences et des regards détournés du premier génocide à la dernière prisonnière politique, du Titanic au dernier tremblement de terre, nous rappelle notre condition commune de mammifère ! Tant il est vrai que nous sommes pour la plupart et pour la plupart du temps, très peu différents de ces bovidés apeurés et conduits.
Il y a lieu en effet de distinguer des trois réactions classiques d’un sujet seul face au fait agressif (Prostration, fuite, combat), de la réaction d’un groupe non structurée qui génère un sentiment collectif de panique. Une foule, disent les sociologues, à un âge mental de moins de 12 ans. En cela l’humain n’est pas très différent des animaux grégaires dits supérieures. (2)
Revenons à nos moutons, en l’occurrence à nos vaches.
Ce n’est ni le fouet du gaucho ni l’indifférence qui fait avancer le troupeau, c’est la peur ! La peur, ce fruit vénéneux du vivant, cet enfant maudit de la conscience de notre finitude, qui fit ériger des pyramides et remplit des salles de chirurgiens esthétiques. Cette peur, contagieuse et contaminant, inscrite en chacun et partagée par tous, nous rend lâches et complices, car le malheur qui frappe autrui ne peut en même temps nous nuire, et dès lors, le caractère exogène de ce malheur à autrui nous rassure et nous porte à la distance ; m’éloignant de la victime, je m’éloigne du malheur. Au mieux le spectateur que nous voulons tellement être, nous protégeant et nous distinguant ainsi « rassurement » de l’objet et du sujet de la scène du malheur, concevra peu ou prou de la pitié… au pire la conviction apaisante de l’expression d’une justice immanente voire divine. (3) Cette « pitié » dont F. Nietzsche disait qu’il fallait la laisser aux filles de joie , est d’abord et avant tout pour soi ; elle était présente lors de la rafle du Vel d’Hiv et le sera encore, car elle est nécessaire à vivre notre déchirement . En cela, Peur et Pitié sont sœurs siamoises ; l’une ne va pas sans l’autre.
Toute la question du malheur ou du Mal, si l’on veut, se rapporte à soi. Depuis Job, l’Homme confronté au Malheur, pensait jusque-là que « Ça n’arrive qu’aux autres », et crie à l’injustice par un « Je n’ai pas mérité cela ! » dans toutes les langues et de tous temps. Expressions qui unissent en quelques mots toute notre exigence collective à être… singulier, à échapper au commun ! Paradoxe de ce sentiment partagé par les êtres humains ; chacun se sent, se veut et se vit différent, singulier et croit que son existence échappe à celle de la « foultitude », comme disait une royaliste présidentiable. Mieux, le « je » est un des fondements de notre pensée, car dans le « Cogito ergo sum » c’est le « Sum » qui caractérise notre philosophie occidentale. L’individu, base de la pensée, base de la conscience, prérequis aux deux, précède le monde qui n’existe que par et pour le « je ». En cela, le puissant Descartes fusionne surprenamment la condition de l’existence de la pensée individuelle à l’impératif biologique de survie de l’espèce, commun au Vivant.
Mais revenons à la métaphore. A n’en pas douter, aucune des vaches qui traversent à quelques mètres du carnage, ne pensent qu’elle mériterait un sort identique, aucune ne peut penser qu’il est plus injuste de ne pas être à la place de la victime, aucune ne peut considérer pleinement l’aléa de la situation, puisqu’il y a des raisons objectives au choix sacrificiel, que ce soit ici l’âge et la maladie, là, l’usage du français en périphérie ou une étoile jaune d’un temps différent, n’y change rien : l’alibi existe toujours. Il est nécessaire au vivre des survivants au sacrifice du semblable différencié. « Sacrificiel » est bien le mot juste, car depuis la Bible et le Bouc Emissaire, les vaches comme les Hommes se donnent des sacrifiés au malheur (au Fatum, au Mal, au Destin comme on veut !) pour s’en garantir et s’en distancer. La personnification de ce « Mal » participe de cette tragique volonté de s’en protéger, car si le démon est là-bas, il ne peut être ici et je puis m’en exorciser. L’innocence de la victime rend d’ailleurs le Mal plus fort, plus injuste , plus mauvais et plus la victime est « victime » , plus son sort est injuste et nous inspire pitié , plus le Mal est détestable et… lointain donc éloigné du « je » qui se vit comme objet prioritaire d’amour . Il en est de même du concept opposé de monstre ; celui-là par son coté monstrueux, m’exonère de toute comparaison possible, de toute suspicion envisageable à mon propos. Le monstre est aussi rassurant que l’innocente victime ; ils participent de ma sécurité, de ma singularité, de mon exception. Monstre et Mal étant également frères siamois, l’un non plus ne va pas sans l’autre.
Je me demande, du côté de Malone, laquelle des deux sœurs et lequel des deux frères se trouvent le plus ???
Nous sommes tous singuliers… collectivement (4)… et un jour, sauf cancer ou infarctus libérateur, il est certain que je serai une vieille vache. Ce jour-là, puisse-t-il n’y avoir de piranhas, car j’ai peu de doute sur mes frères humains et dis avec Molière : « l’Homme, je l’avoue, est un bien méchant animal » !
Voilà pourquoi, tant que les vaches vieilliront, et tant qu’il y aura des piranhas, il nous faudra en Humanité, des Avocats.
Yves Demanet
Avocat