Juste Justice ?
Se souvient-on que sans visiter la Perse ou la Cochinchine orientale, sans remonter aux présocratiques, notre histoire nous démontre la relativité des normes. Ainsi et comme Montesquieu nous l’a enseigné, la Loi varie dans le temps et l’espace. Cette variation ne pose aucun problème conceptuel ; cent kilomètre heure ici, cent trente là ; rouler à droite ici, à gauche là… Tout parait juste bien que différent.
On me répondra : »sphère du droit positif exclusivement ! »… Pas si certain !
En 1579, le Roi Henry III de France et de Pologne décréta l’ordonnance de Blois, publiée le 25 janvier 1580. Cette ordonnance réforma profondément le royaume de France et pris, chose rare pour l’époque, des dispositions à caractères civils, notamment en matière de mariage.
L’article 42 prévoyait la peine de mort « sans espérance de grâce et pardon » pour ceux qui détournaient les mineurs de vingt-cinq ans « sous prétexte de mariage ou autre couleur, sans le gré, sçu, vouloir ou consentement exprès des pères, mères et des tuteurs ». A cette époque où le lignage était plus important que l’individu, le souhait personnel pouvait être un crime contre l’ordre des familles, et donc, contre la société tout entière, tout comme l’adultère est resté très longtemps une infraction pénale. L’âge moyen de décès étant tel à l’époque, l’individu était de fait « mineur » jusqu’au moment où il héritait. La transmission du patrimoine familiale était d’une périodicité d’une génération contrairement à aujourd’hui où, chez nous, elle est de deux, voire de trois. Il convenait, en ces temps qui privilégiaient la famille, seule lieux de solidarité, de garantir la pérennité de celle-ci et le mariage, contrat patrimonial familiale par essence, basé sur le régime dotal, ne pouvait dépendre du choix individuel. Il en allait de la subsistance de toute la famille. La peine de mort, outre son caractère dissuasif, permettait également par les lois sur les successions, de « corriger » l’atteinte faite à l’intérêt du lignage. La faculté civile de déshériter était d’ailleurs prévue par un édit antérieur (1556), mais qui ne visait que la noblesse.
Vingt-cinq ans était donc l’âge de majorité civile, mais il convient de préciser que l’âge de majorité matrimoniale était fixé à vingt-cinq ans pour les femmes et à trente pour les hommes. Il faudra attendre le 20 septembre 1792 pour que le même âge de vingt et un ans soit retenu tant pour les femmes que pour les hommes et tant pour la majorité civile que pour la majorité matrimoniale (1).Chez nous, on se souviendra jusqu’en 1987 de la procédure des « sommations respectueuses », reliquat de ce texte quatre fois centenaire.
L’article 42 était, à n’en pas douter, une loi ressentie comme « juste » et qui rencontra l’approbation de la société pendant 212 ans. Elle entraina des jugements ; ces jugements étaient œuvre de braves gens honnêtes, certainement consciencieux, respectueux de la Loi et attentifs aux droits des personnes. Imaginons, un instant de raison, que cet article 42 soit une simple traduction actuelle d’une coutume afghane toujours d’application, imaginons alors les commentaires. Ainsi la distance historique se distingue-t-elle de la distance géographique produisant un jugement de valeur totalement différent. Nous jugeons avec un doux intérêt ce passé qui est nôtre et pas si lointain, mais notre sentence serait radicalement différente face l’actualité d’une telle norme en un lointain pays. Il y a là aussi et très certainement, une mansuétude envers nos ancêtres directes moins présente à l’égard d’étrangers éloignés. Le concept de droit positif, justifiant de sa propre valeur ontologiquement, ne suffit pas à faire taire notre sentiment d’injuste norme, et pourtant celle-là, comme tant d’autre, a été nôtre. Juste à une époque, injuste à une autre, juste ici, injuste ailleurs, une loi peut être les deux et fait d’un même comportement , l’innocent et le coupable en temps et lieux différents.
Par arrêt du 20 juillet 2011(2), la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation de France « annule sans renvoi » un arrêt de la Cour d’Appel d’Angers du 29 mai 2007 qui condamnait Monsieur Bruno Z du chef des infractions d’agression sexuelle, vol et escroquerie. Celui-ci avait pourtant été parfaitement reconnu par sa victime, et ensemble d’indices et de charges avaient été objectivés par la Police. L’usage de la carte bancaire, la proximité de vie dans le quartier, la reconnaissance formelle, la forme et les couleurs des lunettes, le portrait-robot,… tout y était. La Cour de Cassation, elle-même, saisie d’un pourvoi contre l’arrêt de condamnation, l’avait rejeté, le 06 mai 2008. Il a fallu attendre un arrêt de la Cour d’Assises de Paris, en date du 27 mai 2011, pour que soit dit comme vérité judiciaire, la condamnation pour ces mêmes faits d’une tierce personne, totalement étrangère à la première cause. Comme il n’y avait qu’un auteur, la Cour de cassation, saisie cette fois en révision, annula la première condamnation. Pas un seul instant, il ne me viendrait à l’idée de parler de mauvaise foi, de complot, voire même de simple incompétence. Ces hauts cris ne seraient que démagogie et poujadisme. Et pourtant le désastre est là : un homme parfaitement innocent a dû attendre que les hasards de la Vie livrent à la Justice un « autre » coupable, et c’est la condamnation de celui-ci qui fit la liberté de celui-là. Je dis bien « hasards », car mille événements auraient pu empêcher la manifestation de l’innocence. On n’ose à peine imaginer la solitude et l’incompréhension du « condamné par erreur » durant ses années de détention. Comme on a dû lui répéter qu’il ne servait plus à rien de nier ! Sans doute l’a-t-on invité à se « résigner » et à « s’amender » ! Et l’on imagine trop aisément la teneur des rapports psychologiques et le diagnostic de psychopathie d’un condamné qui ne présente ni remords, ni regrets. Comment qualifier humainement ce vécu… Car si comme dit Camus « le châtiment sans jugement est supportable. Il a un nom d’ailleurs qui garantit notre innocence : le malheur » (3), que dire alors, que penser quand la Justice vous dit coupable, quand on vole votre innocence en parfaite légalité et qu’aucune voix légitime ne peut atteindre le néant, où un jugement « définitif » vous a plongé ? Le pire de tout c’est que c’est l’œuvre de braves gens et de magistrats compétents, honnêtes, certainement consciencieux, respectueux de la Loi et attentifs aux droits du présumé innocent ! Cette injuste condamnation prononcée dans les formes de la Loi, en âme et conscience par des hommes probes et honnêtes, est également une horreur collective ; Chateaubriand a écrit : « Ce n’est pas de tuer l’innocent comme innocent qui perd la société, c’est de le tuer comme coupable ». (4) Car les salauds ont pour eux, l’excuse de l’être, mais la Société qui se veut Juste, y trouve sa propre dénonciation.
La Cour Suprême du Canada, le 08 octobre 2010, par un arrêt (5) longuement motivé a prononcé l’écartement des débats des aveux obtenus sans avocat de la part d’un sieur T.T. S. De facto et de jure, le sieur T.T.S. obtient la fin des poursuites du chef de meurtre. Pourtant le sieur T.T.S. avait fait des aveux circonstanciés, dont la véracité avait été prouvée. Ainsi, et notamment, le sieur S., avait-il conduit la police à l’endroit où la victime avait été, par lui, tuée. Il avait donné d’autres détails à un agent « infiltré », soit un policier déguisé en codétenu. L’auteur objectif des faits n’avait subi aucune mesure de coercition, ni à fortiori de mauvais traitements ; la procédure avait été respectée et le suspect avait pu s’entretenir avec son avocat à deux reprises avant d’être interrogé. Cependant la condamnation a été annulée pour violation d’un droit essentiel. Plutôt que de paraphraser cet arrêt de 15 pages et les 150 pages de commentaires, qu’il me soit permis de vous livrer les extraits suivants ; tout me parait dit :
« On ne peut pas raisonnablement dire que les conseils juridiques qu’il a reçus en 360 secondes, lors des deux appels téléphoniques initiaux avant que la police amorce son interrogatoire, étaient suffisants pour entraîner l’extinction de la garantie que lui reconnaît l’al. 10b). Étant donné la révélation de nouveaux éléments d’information depuis le début de l’entretien, la demande de S., de parler de nouveau à son avocat, était raisonnable, et le refus de la part de la police de lui accorder cette nouvelle consultation constituait une violation de l’al. 10b) ». (Page 9)
« L’assistance d’un avocat est non seulement un droit reconnu aux détenus en vertu de l’al. 10b) de la Charte, mais aussi un droit accordé à tous les accusés par la Common Law, le Code criminel, ainsi que l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte. Il ne s’agit pas simplement du droit à l’assistance d’un avocat, mais du droit à l’assistance effective d’un avocat, que, du reste, notre Cour a qualifié de principe de justice fondamentale. Ce droit n’a pas été donné aux suspects et aux personnes accusées d’un crime, à la condition qu’ils ne l’exercent pas lorsqu’ils ont le plus besoin de sa protection — surtout au stade de l’interrogatoire, un moment de vulnérabilité particulière et de risque spécialement élevé pour eux. » (Page 13)
« En l’espèce, tant la déclaration de S. à l’agent d’infiltration que sa participation à la reconstitution, étaient inextricablement liées à sa confession initiale, et ont, donc, elles aussi été obtenues en violation de l’al. 10b) ». (Page 14)
« Enfin, l’infraction, dont il est question en l’espèce – le meurtre – est d’une gravité extrême. Mais, d’autre part, le droit qui est protégé revêt une importance capitale. Malgré l’intérêt de la société à ce qu’une affaire soit jugée au fond, il arrive, comme c’est le cas en l’espèce, que cet intérêt doive céder le pas à la protection des droits les plus fondamentaux dans le système de justice criminelle. » (Page 14)
Droit « essentiel » nécessairement juste puisque « fondamental », légalement fondé, et donc, s’imposant à tous, hors le concept de droit positif et ses limitations circonstancielles ?!? Mais cette décision peut aussi s’analyser comme injuste, et elle ne peut être autrement vécue par les victimes qui doivent se souvenir de la phrase de Voltaire « Qui pardonne au crime en devient le complice ». Sa « justesse » est donc relative. Encore qu’en l’espèce, il n’y a pas eu pardon, mais affirmation d’un principe supérieur à l’attente légitime de l’énonciation judiciaire d’une vérité factuellement établie. Vérité contre vérité ; l’une en cohérence de principes, l’autre en fait. Voilà le paradoxe de cet arrêt « juste » qui applique une loi « juste » et qui sera vu par certain comme essentiel et courageux, et par d’autres comme le fruit inique de juristes en chambre détachés de toute réalité. Fallait-il juger Dutroux (ou Fourniret) – au choix ? Certes oui, et la majorité en convient, car il était nécessaire de le juger pour mieux le condamner, pour affirmer la supériorité de nos principes sur les abjections du monstre, mais si celui-ci avait été « victime » d’un vice de procédure, comme il aurait fallu du courage ou de la folie pour l’acquitter ! La demande aurait-elle été simplement audible ? Jusqu’où vont ces principes que nous appelons, nous avocats, au secours des causes « difficiles », et qu’est-ce qu’un droit « juste » ? Le droit est-il juste, lorsqu’il permet l’acquittement d’un meurtrier ? La primauté du principe sur le fait est en soi discutable ; cette vision platonicienne repose sur un présupposé qui n’a pas de valeur en soi, et ne permet, certes, pas de l’auto-justifier. Lorsque l’on énonce que la valeur d’une norme se mesure à son application marginale, n’est-ce pas un sophisme dénué de tout fondement ? L’exception n’est-elle pas nécessaire à la règle, mais qui dira les limites de l’exception ? Certes, le droit n’est pas la moral, mais avec ce beau principe, d’autres ont rédigés légalement et fait appliquer judiciairement, les lois de Nürenberg de 1933 (7) ! Tantôt, le droit doit être moral, tantôt, il peut être contraire. Alors, quel est le référent extérieur qui permet l’appréciation de la justesse de ce droit, hors droit positif, si ce n’est ni la morale, ni un dieu quelconque, ni un roi, ni un lieu, ni un temps, ni même la volonté démocratique, puisque le processus d’élaboration de la norme ne peut être confondu avec le fondement de sa justesse ? « La déclaration universelle des Droits de l’Homme » ! Réponse faussement rassurante ! D’abord, faudrait-il savoir laquelle ; celle de 1789 ou celle du 10 décembre 1948 ? Ensuite, de Guantánamo à Pyongyang en passant par le chemin de Damas, elles me paraissent bien peu « universelles » ! L’autre réponse est de voir ces Déclarations, non plus comme source de droit positif, mais comme l’expression de Valeurs éternelles et intemporelles, des buts à atteindre, des phares dans la nuit de l’Humanité. Procédant de l’axiome de l’existence d’un droit naturel sous-jacent, c’est aussi une vision messianique fondée sur le concept historique Hégélien, du sens de l’Histoire. Si tant est qu’il exista, encore faut-il être certain de bien « voir » ce sens de l’Histoire, et là, rien n’est moins acquis. En outre qui serait universellement admis comme ayant la vue « juste » de ce sens de l’Histoire par hypothèse unique, qui serait le Guide Suprême (Führer, Duce ou Timonier… au choix), ou qui constituerait l’assemblée des éclairés ??? Une telle vanité emporte sa démonstration négative, et c’est en ce sens que la Chine dénonce facilement la prétention universaliste européenne. Élevés au rang de dogmes, les principes ne peuvent plus être discutés. Ils s’imposent religieusement, échappent à toute démonstration, toute critique et le contradicteur devient un infidèle ou un incroyant, au mieux un barbare au sens grec ! Ceci est l’horreur contre nature pour un juriste « moderne » qui se veut détaché de toute théologale. Ériger la Déclaration Universelle en dogme, est donc, en soi, la négation même du droit et de la valeur juridique de cette même Déclaration. En cela également, il y a recréation d’une idole, dont Fr. Nietzsche appelait au crépuscule. Cela veut-il dire qu’il n’y a ni valeur, ni éthique, ni morale humaine ? (6) C’est un autre débat, mais le doute est évident, quant à la justesse d’un droit et d’une justice universellement et intemporellement établis. Il n’y aurait, dès lors, de droit que positif.
Alors entre une vieille loi qui était juste et ne l’a plus été, un arrêt juste condamnant l’innocent et un autre tout aussi juste acquittant le coupable, où trouver l’essence des mots « Justice » et « Droit » ? Peut-être n’y en-t-il pas tout simplement et peut-être faut-il admettre que notre justice et notre droit ne sont qu’ humains, relatifs, faillibles et évolutifs, et que l’une et l’autre trouvent fondement pratique (au sens de Kant) dans le souci de Liberté, d’Égalité, d’intérêt général (la « Fraternité » de 1789), de prévisibilité, et supposent la qualités humaines et morales des tenanciers de la Balance, qu’ils soient magistrats ou législateurs. En ce sens, l’absence de référent extrinsèque à la norme emporte une responsabilité totale de ses mêmes acteurs. Il ne peut, en effet, y avoir de délégation de responsabilité sur une quelconque transcendance, qu’on l’appelle « dieu » ou « sens de Histoire », n’y change rien. Le Juge, comme le législateur, est seul, et c’est là sa dignité « trop humaine », dirait Nietzsche. Ceci me semble appeler à privilégier la formation humaine, plutôt que de promouvoir un savoir technicien désincarné, dont la nuisance a déjà été horriblement démontrée (7). Ceci me semble encore appeler à la plus grande modestie, car lorsqu’un médecin se trompe, il donne la mort, mais quand un juriste s’égare, il prend la Vie.
Yves Demanet
Avocat