« Personne n’a le droit de voler la beauté d’une femme ». Voilà comment d’une sourde colère, tu m’as invité en cour d’assise à la défense d’une malheureuse arrosée d’essence. Tout est dit dans cette phrase, de ton amour de l’humain à ta révolte sans fin, face à la violence et l’injustice. Tout est dit, de ton goût de tous les esthétismes à ta haine du mal et du malheur, car comme HEGEL, tu penses que le beau est supérieur au bon, puisque le bon est nécessairement beau. Et voilà poindre un travers qui ne conviendrait pas ici et maintenant ; j’évite donc la porte de la discussion sans fin aux multiples paradoxes, discipline ludique que tu adores presqu’autant qu’un bon vin ou une de tes cigarettes.
Car il faut le reconnaître, Monsieur le Bâtonnier, vous aimez jusqu’à l’excès, les mots et la parole, mais je vous soupçonne plus encore d’y trouver prétexte à la rencontre de l’autre, et si vous êtes un homme des bois, vous n’êtes pas un homme de bois. Un mot à cela, d’aucun ont vu les meubles construits par vos mains, et d’autres vous savent aussi habile à l’élagage acrobatique d’un prunier (ce qui vous vaut le surnom de « ouistiti de Falaën ») qu’au démarrage de votre flambée hivernale lorsque vous amenez la magie du feu au milieu de votre maisonnée. Artisan et artiste, vous avez l’intelligence des mains, celles de l’ouvrier et du manuel, celle qui relève pour vous du pouvoir créateur, le seul, le vrai, celui de l’Homme sur la Matière, de l’être sur le non être.
Homme de vents et de tempêtes, on vous croit parfois léger, alors je dis vos insomnies de questions, de doutes et de peurs, car trop intelligent pour la croyance et trop libre pour les convictions, c’est bien du doute, dont vous vous êtes nourri et d’anarchie, dont vous rêvez, mais vous savez que les hommes ne sont pas encore assez grands pour vivre de liberté et de fraternité. Solitude désespérée et grandeur de la condition humaine, voilà ce que vous déguisez parfois et ne partagez jamais. Le fardeau, vous parait-il plus léger à le porter seul ? Erreur, Monsieur le Bâtonnier, car si le prix est à la taille de l’exigence, et si la conscience se brule à la lucidité, la solitude est dramatiquement collective. Je vous cite ici, mon ami Jean-Paul RAYNAL : « Tu n’as pas mesuré la mort et son horrifiante séduction, tant que tu n’as pas vraiment vécu ! » Ainsi, vous vivez du doute et de l’exigence. Exigence au sens de KANT, puisqu’à son instar, vous considérez que « le devoir moral est, par essence, inconditionné ». On se souviendra de votre courageuse attitude à l’égard d’un ex-confrère se revendiquant d’une amitié pluri décennale. Ainsi le Barreau serait bien un art au prix terrible, et il n’y aurait que Bâtonniers aux blessures intimes. Nous partageons une idée, en cela je vous vois et vous reconnais : ni Dieu, ni maître, et le genou ne se plie que dans l’intimité. L’allusion n’est pas que grivoise, comprenne qui pourra !
Votre goût du grand large, votre passion pour tous les rivages, vous fit choisir la Marine en un temps où porter l’uniforme n’était pas un choix. Officier rebel, vous qui vous vantez de n’avoir que dégoût et mépris pour les armes et la chose militaire, c’est de tempêtes, d’orages et de rages, mais aussi de douceurs alanguies, de plages immenses et de chaleurs épicées qu’était votre choix. Sur cet uniforme porté le jour de vos noces, il y a une ancre. Cette ancre s’incarna en l’élégance raffinée de Loulou, bien connue des services secrets de l’Ordre pour l’infinie délicatesse de ses accueils et la courtoisie constante de l’hôtesse parfaite. Voilà votre ancre, mais points vos chaines, car celle-là, outre trois enfants donnés, vous protège de tous les naufrages passés, présents et futurs, mais jamais n’a limité le voyage. Marin, je salue ton havre car sans elle, l’ivresse des rêves t’aurait perdu et le chemin ne serait pas.
Evoquons les trois contribuables que vous avez livrés à l’Etat. D’abord la grande, votre fierté, votre alter-égo insupportablement féminin et donc absolument incontrôlable, et cela vous plait plus que cela ne vous a irrité. Elle a de vous le goût de la Toge et du combat. Elle a aussi ce besoin commun de nature et d’espace, même si vous ne comprendrez jamais pourquoi il faut brider les chevaux. Elle a encore votre sens du beau, mais plutôt que d’un rabot ou d’une gauge, elle préfère l’obtenir par un usage peu modéré de la carte de crédit. Vous lui pardonnez tout, car vous la savez d’une tendresse infinie à votre égard. La deuxième, permettez-moi, puisque je suis en commerce, d’avoir cette fois la prudence du sioux fuyant les tuniques bleues. Parfaite ! Elle est parfaite, parfaitement parfaite ! Voilà ! Et si vous riez, c’est bien parce que vous savez qu’il s’agit d’un être libre qu’aucun compliment même sincère, n’attachera jamais. En cela elle fait votre admiration. Enfin le troisième, au nom d’arbre biblique, au talent parfois trop lourd, vous a largement dépassé. Fasciné par le monde et ses beautés, le photographe qu’il est, coupe le souffle et atteint parfois le sublime. Il est votre œil d’infinis. Vous l’aimez tout simplement et totalement. Il vous le rend, même si les mots ne sont pas de son langage.
Et puisque je parle de la famille, comment ne pas évoquer Mobby, le chat. Voilà pour vous un dieu. Animal libre par nature, qu’il me soit permis d’évoquer une petite histoire : « Le chien dit : l’Homme me nourrit, m’héberge et me soigne, c’est donc mon maître. Le chat répond : l’homme me nourrit, m’héberge et me soigne, je suis donc son maître ! » Voilà mieux que des mots le pourquoi de votre affection envers l’incarnation de Bastet, déesse de la musique réputée pour son sourire et ses colères. Là encore ce goût assoiffé de la liberté, vous fait aimer ce qui reste libre même de l’amour. Mais il y a une autre raison à votre intérêt pour Bastet, il me faut la dire. Je vous soupçonne de négocier, dès à présent, avec les dieux, afin d’être réincarné en chat et, enfin réaliser un de vos phantasmes absolu : être caressé à votre convenance par toutes… impunément.
Parlons de l’Avocat et de la barre qu’il a tenu en navigateur du droit. Attiré par l’Afrique et ses mystères, les événements de 60 et 63, vous ont coincé à Charleroi, l’autre Pays Noir. Vous avez commencé près Me Roger LORENT. Vous avez même été son premier stagiaire. Double pucelage partagé, si j’ose dire. Pour ceux qui connaissent Me Roger.LORENT, l’évocation suffit : entrer chez Me Roger LORENT, c’est un peu comme rejoindre le séminaire : on n’en sort pas vierge .Vous souvient-il de sa réaction lorsque vous êtes revenu porteur d’un dossier de procédure du greffe correctionnel ? Vous y avez donc appris l’Avocature auprès d’un Maître, un vrai, un de ceux qui faisaient trembler les prétoires. Installé à Chatelet, vous développez de concert vos talents de plaideurs et votre goût de la chose publique. Un temps attiré par les rêves de réparer l’outrage de 1815, vous comprenez vite que l’intérêt collectif est mis aux appétits singuliers. Vous rejetterez donc cela sans vous y retourner. Appeler à la fonction de suppléant, car à l’époque on ne postulait qu’une fois demandé par le Magistrat, vous avez, avec d’autres, tenu la Justice de Paix à Chatelet. Vous y avez officié gratuitement pendant les longues années de maladie du juge titulaire. On ne dira jamais assez à quel point le Barreau est venu au secours des Juges et de la Justice, discrètement, gracieusement et sans esprit de retour. Président du jeune barreau, il me faudrait évoquer Me LAGAGE et un voyage à Rome, mais le temps manque comme très certainement vous manque encore aujourd’hui, votre mentor, Me André JUSTE. Et puis, il y eu le Bâtonnat. Que dire et surtout que ne pas dire ? Résumons : à l’estime de tous, vous avez été un Bâtonnier courageux, et ceux qui savent, savent pourquoi.
Et voilà, brosser en quelques traits, une vie professionnelle qui a bien mérité du Barreau. Aussi je remercie le Confrère selon l’antique pratique : « Salut et Respect ! »
Monsieur le Bâtonnier, ceci n’est pas une oraison et je vous cite notre Bâtonnier M.FADEUR : « ce n’est pas Jean-Marie qui quitte le Barreau, mais le Barreau qui perd un de ses siens » Et d’ajouter « à cause de cette foutue TVA ! » Vous êtes donc une victime fiscale. Voilà, la vraie perspective. Il n’y, dès lors, de perte que pour nous. Quant à vous, le temps n’est pas venu d’être un singe en hivers. Il reste des pierres à poser, du bois à raboter et bien des bouteilles à déboucher et tant de saisons à lire et à aimer. Mais cela n’est rien. Il y a aussi ici et là, l’un ou l’autre univers a aider, à aimer et à construire. Vos deux petits sont à l’âge de l’insolence. C’est leur droit et même leur devoir salutaire .Viendra vite un temps où la question remplacera l’affirmation, et vous savez, vous, la richesse des grands parents. A l’aube de leur temps, rien n’est plus précieux qu’une bienveillance éclairée, et il vous faudra bien tout votre talent pour plaider la magie de la vie face au pessimisme mortifère qui frappe notre jeunesse. Il vous faudra bien toute votre expérience, toute votre sensibilité pour aider à venir au Monde, vos deux petits, et comme un jardinier de Vie que vous êtes, les réparer des tempêtes et les protéger des loups. Voilà un de vos nombreux défis.
Marin, reprend donc la Mer, ceci est une escale. Le temps n’est pas venu de mettre ta vie en cale sèche.
Bon vent, Bâtonnier.
Yves Demanet
Avocat